Le
quatrième mur
Sorj
Chalandon
Ed.
Grasset, 2013, 330 p.
Du quatrième mur, du Chœu r, de la Guerre et du Pathos
« Le quatrième mur est un écran
imaginaire qui sépare l'acteur du spectateur. Parallèle au mur de fond de
scène, il se situe entre le plateau et la salle, au niveau de la rampe. Le
public voit alors une action qui est censée se dérouler indépendamment de lui.
Il se trouve en position de voyeur : rien ne lui échappe mais il ne peut pas
intervenir. Le personnage peut briser cette illusion en faisant un commentaire
directement au public, ou
bien en
aparté.»
Le quatrième mur, c'est aussi un
roman de Sorj Chalandon, paru chez Grasset à la rentrée. Il y est justement
question de monter l'Antigone d'Anouilh en pleine guerre civile libanaise, en
plein centre de Beyrouth, sur la ligne de démarcation.
Le projet
utopique s'il en est, est le fruit des rêves pacifistes d'un certain Samuel
Akounis.
Samuel
Akounis est un juif rescapé des geôles des colonels grecs. Réfugié à Paris, il
se lie d'amitié avec Georges (militant gauchiste, pion le jour, tabasseur de
néonazis la nuit).
Celui-ci
l'entraîne dans les escapades utopistes des derniers survivants de mai 68. En
échange, Samuel, sur son lit de mort, lui fait promettre de veiller à ce que la
pièce soit montée.
Ni une ni
deux, Georges s'en va à Beyrouth avec dans son sac, une copie d'Anouilh, texte
qu'il vient de découvrir. Sur place, il rencontre les acteurs piochés dans les
différents camps des belligérants par Samuel. Pour faire court, l'histoire se termine mal, tout le monde
meurt.
Il
semblerait que CHALANDON, à travers un récit bardé de vérismes déguisés en
hypotyposes ait choisi la problématique
pas très originale de la guerre comme tragédie, ou du tragique de la guerre, ou
de la fatalité de la violence en temps de guerre.
Peu
importe, car dans tous les cas, nous ne rencontrons que des clichés cent fois
ressassés de personnages sans grande épaisseur psychologique où le lecteur
occidental bien-pensant se trouvera réconforté puisque les méchants sont
toujours les mêmes, et que les innocents sont toujours attendrissants et se
font toujours tuer.
Si les
motivations de l'auteur sont celles de montrer que la violence n'épargne
personne, cela aurait marché dans un autre contexte. Seulement, celui de la
guerre civile libanaise est tellement plus complexe que le réduire à une
description manichéenne et supposer que tout pourrait être réglé sur les
planches est d'une naïveté qui ne sied qu'aux manifestants du dimanche,
défenseurs de la veuve et de l'orphelin par correspondance. Mais loin des
discours politiques, le roman souffre surtout d'un simplisme à plusieurs
niveaux.
Les
motivations des personnages sont souvent floues et ils n'ont aucune vision du
futur. Ceci empêche le lecteur de se projeter et d'éprouver une quelconque
sympathie à leur égard, problème qui n'est pas résolu par des descriptions de
la violence qui frôlent le pittoresque voire l'exotisme et qui éloignent ce
récit de l'empathie et le rapprochent plutôt d'un exhibitionnisme très
contemporain digne des télé-réalités saturées de pathos.
Et puis,
dans le roman, Georges est supposé être le Chœur. C'est Samuel qui en a décidé
ainsi. Mais Georges a un mauvais cœur, c'est la première faille, l'origine de
l'échec. Au lieu de montrer Antigone, Georges prend part à la guerre, il se
salit les mains et rencontre, comme tous les autres, une fin à la démesure de
l'Histoire. Dans l'Antigone d'Anouilh, le chœur intervient au début du texte
pour situer le contexte de la pièce et nous présenter les personnages qui y
évoluent. Il réapparaît par la suite tout au long de la pièce pour faire
avancer le récit ou amener un personnage à la réflexion... Le roman commence
ainsi et se termine de la même façon; seulement entre-temps, le Choeur a pris
part aux jouissances, il s'est perverti, mais peut être l'était-il déjà avant.
En tout cas, il ne remplit pas son rôle et toute l'histoire s'en trouve
déstabilisée.
Georges a
failli à sa mission. CHALANDON aussi. Les personnages ne sont pas de taille,
les rêveurs sont mièvres, le roman insuffisant, la démarche simpliste. La
guerre ne s'arrêtera pas pour le théâtre, il n'y aura pas de catharsis, le
quatrième mur ne protègera pas les spectateurs. Le quatrième mur est
tombé.
«Tous ceux
qui avaient à mourir sont morts [...] Morts pareils , tous, bien raides, bien
inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont commencer à les oublier
et à confondre leurs noms. C'est fini.»
Nay El
Achcar
Serge
Harfouche
Département
de Lettres Françaises
Université
Saint-Joseph – Beyrouth
Le cas
Eduard Einstein
Laurent
Seksik
Ed.
Flammarion, 2013, 304 p.
Un génie pas comme les autres… Un homme comme les autres.
Après avoir vu le succès
de son roman « Les derniers jours de Stefan Zweig » traduit dans quinze langues
et vendu à plus de cinquante mille exemplaires,
Laurent Seksik se penche sur les événements dramatiques qui s’abattent
sur la famille Einstein. A quarante six ans, le médecin et écrivain Seksik
publie une biographie d’Albert Einstein, le génie du siècle connu pour son
équation E=mc2. Cinq années après s’être immiscé dans le corps et l’esprit de
Zweig, il décide de revenir sur la piste
des Einstein en jouant le rôle du porte-voix d’Eduard Einstein, le cadet
d’Albert. Ces deux romans présentent le
même fond ; la montée du nazisme, l’arrivée de la guerre, la persécution des
Juifs et enfin, l’exil.
Encore une fois, Seksik se montre
passionné par les profils des personnages historiques qui ont particulièrement
enduré. Par le dessin de trois destins, celui d’Eduard dans l’asile, de sa mère
Mileva, ainsi que celui de son père Albert, Seksik parvient à remettre en ordre
les événements dramatiques de la vie de chacun de ces trois personnages.
« Mon fils est le seul problème qui
demeure sans solution », écrit Albert Einstein, exilé en Amérique, à un de ses
correspondants. Effectivement, au début des années 1930, Eduard a vingt ans
quand sa mère le mène au Burghölzli, l’asile qui a été le lieu de travail de
plusieurs psychiatres tels que Carl Gustav Jung, Karl Abraham et bien d’autres.
Eduard y passera le reste de ses jours en blâmant son père tant haï et tant
admiré à la fois. Seksik nous entraîne dans ce monde confus d’Eduard, ce jeune
homme perturbé, attachant et diagnostiqué « schizophrène ». D’autres chapitres
ne seront consacrés qu’à Mileva ; mère célibataire, dévouée, qui reste fidèle à
son fils jusqu’à la fin de sa vie. Enfin, le lecteur retrouve d’un autre côté,
Albert Einstein, le mythe, le plus grand
savant du XXème siècle ; il s’agit, émotionnellement d’un père qui abandonne sa
famille, ignorant son rôle de père et surtout, demeurant impuissant face à son
cadet.
Lorsqu’Eduard prend la parole, il
est clair qu’il s’adresse à un ou à plusieurs psychologues ; en effet, à la
cinquantième page, il affirme : « Vous pourrez me renseigner, le passé est
votre lieu de travail ». De plus, Eduard est un enfant brillant qui avait
achevé ses deux premières années d’études en médecine et qui rêvait d’être
psychiatre. Sigmund Freud était son idole et les posters de celui-ci décoraient
les deux chambres de la vie d’Eduard ; celle de son foyer à Zurich, ainsi que
la chambre 259 qu’il occupait au Burghölzli. C’est pourquoi, ce roman peut être
perçu sous plusieurs angles : un angle littéraire et un autre psychanalytique,
ce dernier encore plus mis en avant par l’emploi du terme « cas » dans le titre
du roman.
« La haine c’est la colère des faibles», dit
Alphonse Daudet . En effet, Eduard personnage principal, est un jeune homme
conscient du potentiel intellectuel de son père ; de ce fait, il le hait encore
plus. Mais, il n’existe qu’à travers ce « Christophe Colomb des temps modernes
» comme il l’affirme à la page 66. Il ne se considère pas fou, et surtout pas
inculte ; bien au contraire, il se défend en révélant avoir lu Shakespeare à
six ans, avoir « dévoré » Schopenhauer, Nietzsche, Platon et surtout Freud. «
Un haut degré d’ambition change des gens raisonnables en fous qui déraisonnent
» cite-t-il Kant à la page 22. L’excès d’ambition, de culture, ont-elles
vraiment été les causes de sa présence au Burghölzli ? Ne serait-ce pas plutôt
que ce jeune Eduard essaie de se justifier et de se mettre en rivalité avec son
père encore une fois ? Voilà que le potentiel de l’auteur et sa capacité à se
transposer dans l’esprit d’Eduard exigent du lecteur d’oublier totalement la
fiction qui éclaire la réalité et la part d’imagination dans les dialogues.
Ainsi, le roman est une interprétation de faits réels, il ne correspond
peut-être pas à la réalité d’Eduard Einstein.
Par ailleurs, toute cette biographie
du grand savant que Seksik tisse minutieusement tout au long de son roman,
passionne le lecteur, dans la mesure où, le public contemporain est plutôt
méconnaissant de toutes les informations si personnelles de la vie d’Albert
Einstein, ce célèbre et génie du siècle. Ce roman nous plonge directement dans
la vie intime d’un grand homme; il fuit la Suisse en laissant derrière lui sa
première femme Mileva et ses deux enfants afin de rejoindre sa seconde femme,
sa cousine Elsa, pour ensuite s’exiler aux Etats-Unis. Le lecteur réussit ainsi
à entrevoir en ce génie, l’image d’un homme lesté de faiblesses et de failles.
Effectivement, derrière cette forte conscience politique et intellectuelle, se
cache un père absent, un homme incapable de faire face à la maladie de son
fils, malgré son amour pour lui. Rien, ni même les nazis, n’arrêteront à aucun
moment Albert Einstein, sauf son fils. Albert fera ses adieux à Eduard une fois
pour toutes en 1933 et ne le reverra plus jusqu’à sa mort en 1955. Le roman de
Seksik peut par ailleurs être perçu sous ce troisième angle : c’est un documentaire
qui ne fait qu’enrichir la culture du lecteur, lequel, dans une admiration
totale du génie, oublie la dimension humaine de celui-ci.
Finalement, le rapport de Laurent
Seksik à la langue française ainsi qu’à l’écriture, réalise une démystification
du mythe d’Albert Einstein tout en attachant le lecteur encore plus à cet
homme. En effet, une fois la lecture du roman achevée, le lecteur se sent
rapproché d’Albert Einstein, de cette figure que peu connaissent réellement. La
relation qu’il établit avec cette
figure du génie ne se base plus uniquement sur
la dimension scientifique et intellectuelle ; l’humanité du lecteur est
stimulée par Laurent Seksik. En fin de compte, les génies ont aussi leurs
faiblesses, ainsi que leurs immenses souffrances. Par conséquent, ayant à
l’esprit l’image universelle d’un grand savant, le lecteur ne peut sortir de
l’univers de ce roman, sans prendre conscience que ce savant est également
mari, père, mais avant tout homme.
Zahraa
Khatoun
Département
de Psychologie
Université
Saint-Joseph - Beyrouth
Le quatrième mur
Sorj Chalandon
Ed.
Grasset, 2013, 330 p.
Un
hymne à la paix et à la fraternité
Le quatrième mur, roman de Sorj
Chalandon, raconte l’histoire de Georges, metteur en scène français, projeté
par hasard dans l’enfer de la guerre libanaise. Il est venu à Beyrouth pour
réaliser le rêve de son ami juif Samuel Akounis qui était sur le point de
mourir. Son but était de jouer Antigone D’Anouilh dans un cadre ruiné sur la
ligne de front… Alors que le pays est déchiré par la guerre, tout l’enjeu de
cette représentation est de réunir sur scène des acteurs issus de différents
horizons politiques et religieux, sinon des ennemis par leurs convictions et de
réussir à créer une harmonie scénique dans un décor en ruine, rassemblant ainsi
toutes les confessions dans un même rêve de paix.
Il est à noter qu’Antigone est jouée
en Février 1944, dans un Paris occupé par les Allemands ; elle était autorisée
à l’époque malgré le fait qu’elle a été
une pièce résistante, parce que c’est l’ordre de Créon qui va régner à la fin.
Parallèlement au Liban, cette pièce a été autorisée par les Chefs de guerre,
parce que chacun des adversaires a compris cette pièce à sa manière et l’a
interprétée selon ses propres points de vue confessionnels et idéologiques.
D’ailleurs, Georges a réussi de
réunir les ennemis et d’obtenir un cessez-le-feu le temps de la représentation.
Mais les acteurs ont été massacrés l’un après l’autre enterrant avec eux le
rêve et le projet de paix… Cependant, dire que c’est un livre morne et sans
espoir est inacceptable. Au contraire, si Georges ne rentre pas chez lui, s’il
est sacrifié à la fin de ce roman, Sorj Chalandon se trouve maintenant en paix,
et a réussi à écrire ces pages « dans le silence de la paix » comme l’avait dit
lors d’une interview. Et il a pu à travers une simple histoire d’un certain
Georges à livrer un message de paix et de fraternité. La preuve est que les
pages consacrées à Sabra et Chatila, sont les chefs d’œuvre d’une simplicité
sans commentaire, une perception brute ; ce qui illustre l’idée que Chalandon
n’a pas voulu accuser un parti et défendre l’autre, ou bien prendre part avec
une communauté contre l’autre. Le lecteur se trouve alors uni à la guerre dans
la même souffrance et les mêmes ahurissements soit de Georges, soit de Sorj
Chalandon. La mort y est montrée comme un acte de libération laissant le champ
libre à des jours meilleurs permettant de mettre en lumière des événements
dramatiques qu’il ne faut pas oublier, non pas pour garder les haines dans les
cœurs, mais pour ne pas se perdre dans le labyrinthe de cette guerre à nouveau.
Au fil des lignes, nous avons senti l’homme blessé par les horreurs de la
guerre qu’il avait vécu et nous avons
découvert un style, une écriture et une description qui sont les siens dans
notre vie quotidienne… Le quatrième mur,
porte magnifiquement la guerre, mais laisse une impression de paix, d’espoir et
de pardon.
Finalement, la publication de ce
livre qui commence et se termine à « Tripoli le 27 octobre 1983 », en 21 / 8 /
2013, coïncide avec deux explosions dans cette même ville (le 23 / 8 / 2013).
Tout est revenu comme si la guerre était inévitable dans ce pays. La paix est
précaire comme ces deux heures de la représentation qui n’a pas eu lieu dans un
pays dont le peuple n’arrive pas à détruire les murs qui se dressent séparant les frères… Mais aussi, ce roman rappelle que Beyrouth
restera à jamais une attraction culturelle malgré toutes les difficultés et
toutes les violences reflétant la volonté des Libanais de vivre et de partager
ce désir avec tout le monde…
Nisrine
HAJJ CHÉHADÉ
Département de
langue et littérature françaises
Faculté des
Lettres
Université
Arabe de Beyrouth
Petites scènes capitales
Sylvie Germain
Ed. Albin Michel, 2013, 247 p.
Une
fleur carnivore ?!...
«
Avant, j’étais où ? J’étais qui, j’étais quoi ? Qu’est-ce que je fais là sur la
terre ? A quoi bon exister ? A quoi bon moi ? ».
Un
paradoxe identitaire teint ce roman familial et tragique, traçant la vie de
Lili, une fille orpheline de mère qui porte en elle un grand point
d’interrogation sur l’origine et le destin des hommes, et notamment quand elle
vit une série de deuils. Les personnes qui l’entourent s’éclipsent chacun à son
tour, victime de l’âge, d’un accident ou d’une maladie… Ce fantôme noir de
l’absence hante donc Lili tout au long de sa vie qui n’est qu’une succession de
petites scènes où elle se cherche toujours sans jamais se trouver : « Pourquoi
suis-je là, pourquoi suis-je moi, en vie, telle que je suis, en cet instant ?
». Cette fille perdue entre les secrets du passé et du présent vit aussi
l’amour, rejoint un groupe de jeunes révoltés, s’adonne à la peinture et ne
cesse de découvrir le monde en tant qu’une fille ordinaire.
C’est
une véritable quête d’identité passionnante que Sylvie Germain-qui a achevé ses
études en philosophie et s’est intéressée à la « dissection de l’âme humaine
»-nous présente sous forme de 49 chapitres courts, d’un style magnifiquement
travaillé, philosophique et d’une écriture métaphorique qui mêle l’abstrait au
concret. Assemblant ses mots d’une manière poétique qui nous rappelle les
poèmes en prose, elle nous fait plonger dans l’univers de ce roman de formation qui
n’est qu’une réflexion sur notre
univers, notre vie.
De
« petites scènes » sont parfois « capitales » dans notre parcours vital. Elles
peuvent changer le rythme du temps qui passe et nous rendre conscients de la
fragilité de la vie qui dévore les hommes en un instant inattendu, comme une
fleur carnivore.
Romy KATTAN
Lettres françaises
Université
Saint-Joseph (Saïda)
Le cas Eduard Einstein
Laurent Seksik
Ed. Flammarion, 2013, 304 p.
Anatomie
du cœur d'un fils oublié.
«
Le génie ne garantit ni de l'erreur, ni des autres faiblesses humaines », et ce
n'est pas Laurent Seksik qui vous dira le contraire. En écrivant la biographie
d'Albert Einstein, cet écrivain – médecin découvre une blessure dans son
histoire : celle d'Eduard, son fils cadet ''qui a vécu et qui est mort parmi
les fous''. Cette histoire le bouleverse profondément, et, cinq ans plus tard
Le Cas Eduard Einstein voit le jour.
Ceux
qui ouvrent ce livre pour y retrouver un Albert Einstein «encensé» et «adulé»,
seront très vite déçus. Il s'agit bel et bien d'un livre focalisé sur la
personne d'Eduard Einstein. Ce jeune schizophrène de vingt-ans sait que son
existence est éclipsée par celle de son père : « Je suis le fils d'Einstein.
J'imagine le doute dans votre esprit. Le fils d'Einstein ?! C'est inscrit sur
mon passeport. Eine Stein, en un mot. Eduard de son prénom, né à Zurich, le 23
juillet 1910. Menez votre enquête. ». Dès son entrée au Burghölzli, hôpital
psychiatrique à Zurich, sa mère, Mileva, au comble du désespoir, s'empresse de
prévenir son père, qui avait abandonné sa famille quelques années auparavant
pour aller s'installer à Berlin avec sa nouvelle femme. Albert Einstein, qui
est de sang juif, est maintenant poursuivi par les autorités nazies et doit
quitter l'Europe. Il se rend alors à Zurich pour une ultime rencontre avec
Eduard, qui se soldera par un échec. Tout au long du roman, le lecteur découvre
le quotidien que va mener Eduard durant des années : Il s'en prend aux gens qui
l'entourent, essaie de se suicider, devient paranoïaque, hallucine, sans
compter les douloureux traitements qu'il est obligé de subir à cette époque où
la psychanalyse en est encore à ses balbutiements. Sa mère, quoiqu'elle même
atteinte de coxalgie, est la seule qui va lui tenir la main pendant cette lente
descente aux Enfers. Pendant tout ce temps, nul signe de vie du père, trop
occupé à défendre les droits des Noirs, à soutenir les Juifs d'Allemagne, ou à
arrêter (en vain) la bombe atomique.
Cette
biographie romancée d'Eduard Einstein est aussi un roman où résonnent trois
voix: celle du fils oublié, de la mère dévouée, et du père trop distant. Tout
au long du roman, ces voix vont alterner, se répondre, parfois se fuir. À
certains moments, seules les voix du fils et de la mère se font entendre, ce
qui montre le silence, l'éloignement du père. Cependant, la voix de la mère
s'éteindra à sa mort, bientôt suivie par celle du père… La voix du fils elle
seule demeurera, celle d'un homme qui passera le reste de ces jours dans le
dénuement total, jardinier du Burghölzli.
Ce
roman glisse le lecteur dans l'intimité de la famille Einstein, lui livre des
détails sur l'époque mais l'amène aussi à réfléchir sur des questions
universelles comme l'éternel conflit entre la religion et la science. Le
lecteur est aussi amené à partager les peines d'Eduard tout comme ses petits
bonheurs, et à comprendre la rancune qu'il ressent envers son père. Car oui, en
dépit de ses moments de crises, Eduard sait faire preuve de fantaisie et d'humour
; il arrive même que son esprit qui est perpétuellement en en proie à des
hallucinations soit traversé par des éclairs de lucidité.
En
écrivant ce livre, Laurent Seksik a pour projet de mettre en lumière l'histoire
de ce fils oublié. En substance, cet auteur dit lever le drame humain qui
touche Einstein, qui touche ces hommes d'exception, plus vifs, plus grandioses,
plus exceptionnels, mais qui nous concerne tous. Ce génie moustachu, vous ne le
verrez plus de la même manière, et vous réfléchirez à deux fois avant de
partager une de ses citations célèbres sur les réseaux sociaux.
Nadine Hotait
Département de Lettres françaises
Université Saint-Joseph (Saïda)
L’échange des princesses
Chantal THOMAS
Ed. Seuil, 2013, 334 p.
De
« L’échange des princesses » à un échange d’époques
Après
plusieurs années de guerre entre la France et l’Espagne, le Régent, Philippe
d’Orléans, a une idée en tête, une idée qui pourra enfin réconcilier ces deux
pays. C’est ce qu’il appelle «La bonne
idée ». C’était de demander en mariage l’infante Marie Anne Victoire, princesse
d’Espagne, âgée de quatre ans et fille du Roi Philippe V, pour son neveu Louis
XV âgé d’onze ans. Et en échange, il donnera sa propre fille, Mlle De
Montpensier, au prince des Asturies, fils de Philippe V, Roi d’Espagne. C’est
ainsi que s’établit « l’échange » des deux princesses. Marie Anne Victoire
reçoit beaucoup d’amour et d’attention dans la cour en France, mais n’est pas
aimé comme il se doit par son époux Louis XV. Ce dernier s’occupe de la chasse
et de tout ce qui est en rapport avec les hommes. Et, de même pour Mlle de
Montpensier, qui arrive en Espagne, son nouveau pays, mais qui ne l’aime pas,
ni éprouve des sentiments pour son époux le Prince des Asturies. Mlle de
Montpensier fait apparaître son caractère extravagant et mal éduqué, ce qui met
en colère Le Roi et la Reine d’Espagne. En France, après une maladie, la petite
reine (Marie Anne Victoria) est accusée d’être stérile, ce qui donne un autre
sens à la « bonne idée » du Régent. Que deviendra cette fameuse idée d’échange
après que tout est allé de travers ?
Chantal
Thomas, auteur de L’échange des princesses, est directrice de recherche au
CNRS. Elle a publié de nombreux essais, sur Sade (Seuil et rivages), ou encore
Marie –Antoinette (Seuil). Révélée au grand public en 2002 avec son roman Les
Adieux à la Reine, adapté au grand écran par Benoît Jacquot, elle a ensuite
publié Le Testament d’Olympe (Seuil 2010). Avec L’échange des princesses,
Chantal Thomas aborde une nouvelle fois le XVIIIème siècle, avec érudition et
fantaisie. L’échange des princesses est un roman écrit en langue française qui
fait voyager le lecteur d’une époque contemporaine vers celle du règne de Louis
XV. Le lecteur est alors transporté du 21ème siècle dans un monde
fantasmatique, une cour remplie de princes et de princesses.
Un
joyau de 334 pages, conseillé surtout aux lecteurs qui ont le goût et la
nostalgie de cette époque, celle du XVIIIème siècle, avec l’envie de séjourner
pendant quelques instants chez les Rois et les Reines, dans leur palais royal.
A la lecture de ce roman, il nous est donné de fuir notre époque marquée par la
technologie, pour voyager dans le temps et nous promener incognito dans les
jardins de Fontainebleau, de Versailles puis sentir « l’air brûlant » et « les
nuits sans souffle » de l’Espagne.
«
La gueule de bois n’a jamais empêché les bonnes idées, se dit Philippe
d’Orléans en fermant les yeux dans les forts parfums de son bain. S’il les
ouvrait, il aurait le regard bloqué sur ce gros corps ventru, blanchâtre,
flottant dans l’eau chaude ; et cette bedaine de bête échouée, cette espèce de
molle bonbonne gonflée par les nuits de débauche et de goinfrerie, sans luis
gâcher complètement le plaisir de la bonne idée, l’affaiblirait » (p.13). Quoi de plus impressionnant qu’un tel Régent,
qui décide du destin des deux princesses, tout en étant assis dans son bain.
Chantal Thomas utilise en effet cette description péjorative du Régent, celle
de son corps gros, plus précisément son ventre émergeant de l’eau, pendant son
bain, afin de mettre en relief l’image
de la femme qui est sans valeur à cette époque. Elle est échangée tout comme
une marchandise, pour des intérêts politiques. Le roman peut se lire pour sa
valeur satirique, du fait que les enfants comme Louis XV et Le prince des Asturies
sont obligés de se marier afin de mettre fin aux tensions entre la France et
l’Espagne. De même pour Marie Anne victoire (4 ans) et Mlle de Montpensier (12
ans), elles sont obligées de se soumettre à cette décision. Les enfants et les
femmes ne jouissent d’aucune considération dans les sociétés des siècles
glorieux de l’Occident, qui, aujourd’hui, défend les droits de l’enfant et ceux
de la femme. Le dernier ouvrage de Chantal Thomas est aussi d’ordre historique
: le lecteur s’introduit dans les coulisses du pouvoir au XVIIIème siècle, sous
le règne de Louis XV en France, et celui de Philippe V en Espagne. Surtout, il
nous est donné de connaître intimement l’enfance de Louis XV, imaginée par la
romancière, tout près des archives historiques, et en même temps dans son
humanité la plus dénudée...
Un
livre à lire par les amateurs d’Histoire à qui la plume de Chantal Thomas fait
découvrir la connivence du vice et de la grandeur, la cruauté toute en
dentelles d’un système politique liberticide qui instrumentalise jusqu’à la
virginité de ses enfants.
Myriam Abou Yehia
Département de Lettres françaises
Université Saint-Joseph – Beyrouth
Il faut beaucoup aimer les hommes
Marie Darrieussecq
Ed. P.O.L, 2013, 320 p.
La
passion au XXIème siècle
Si
les romans d’amour et de passion ont su marquer la littérature des siècles
précédents, le XXIème siècle, noyé comme il est dans les romans à l’eau de
rose, peine à trouver cette signature sensuelle.
«
Il faut beaucoup aimer les hommes, écrit
Marguerite Duras. Beaucoup, beaucoup. Beaucoup les aimer pour les aimer. Sans
cela, ce n’est pas possible, on ne peut pas les supporter.». Voici l’une des
citations en exergue au nouveau roman de l’auteure et psychanalyste française
Marie Darrieussecq. Suite au succès de ses précédentes œuvres, notamment son
premier recueil Truismes qui s’est vendu
à plus de 300 000 exemplaires, Darrieussecq sort chez P.O.L cette année Il faut
beaucoup aimer les hommes que nous
retrouvons parmi la quinzaine d’ouvrages
de la première sélection du prix Goncourt. Un choix toutefois écarté de
la deuxième sélection de ce prix. Forte concurrence ou sujet éculé ? Quoi qu’il
en soit, nous avons nos raisons pour croire en la réussite du roman malgré son
élimination finale du prix Goncourt.
C’est
à Los Angeles que nous embarque cette fois Marie Darrieussecq où dès notre
arrivée, nous sentons la chaleur d’une flamme amoureuse qui naît au creux d’un
des personnages. Solange, célèbre actrice française à Hollywood est éperdument
amoureuse de ce grand et bel acteur d’origine africaine ; ce charmant Apollon
au regard d’acier et au prénom unique, Kouhouesso. Mais la rencontre des deux
acteurs lors d’une soirée chez Georges (Clooney) n’est pas sans ennuis. Si
Solange est blanche, Kouhouesso qui rêve de produire un film au Congo, est
quant à lui noir. Ce problème de race qui n’est pas censé être un problème
majeur aux portes de 2014 surtout aux États-Unis, est un sujet sur lequel
s’attarde à plusieurs reprises Marie Darrieussecq dans son œuvre. C’est ainsi
et avec une grande méfiance que part Solange en Afrique pour le tournage de
Cœurs des ténèbres, la production de Kouhouesso au Congo. Sa rencontre avec le
peuple noir est décrite comme un chalenge que surmonte l’actrice heure après
heure, seconde après seconde, allant même jusqu’à offrir sa nourriture aux
Africains par peur d’être dévorée toute crue par eux. Manque de crédibilité qui
a causé à l’auteure son éloignement de la dernière ligne droite du prix
Goncourt ? Peut-être. Mais heureusement
que le racisme n’est pas tout ce qui occupe les 312 pages d’Il faut beaucoup
aimer les hommes.
Depuis
leur première rencontre dans une soirée festive, Solange ne vit plus pour
elle-même, mais existe pour voir Kouhouesso, pour entendre sa voix lors des
rares fois où il prend la parole, pour sentir son parfum et l’odeur de ses
dreadlocks qui couvre "sa lourde tête sombre". Ce que veut la jeune
femme c’est embrasser le creux de sa gorge, ne plus faire qu’un avec sa peau
creusée de lignes qui la marque chaque matin, et attendre le prochain signe de
vie de l’homme aux pommettes noires. Une attente qui finit même par nous
contaminer, nous lecteurs. Le temps que passe Solange loin de Kouhouesso nous
pèse. Peu nous importe son aventure au pays de la faim tel qu’il est décrit et
ses découvertes lors de son voyage ; on n’a qu’une seule hâte, la retrouver
dans les bras de Monsieur pour une nouvelle relation inachevée. Ne voit-on pas
là une passion conjuguée au temps Racinien ? Certes. Mais c’est surtout
l’histoire de monsieur et madame tout le monde qui nous est contée par
Darrieussecq. Toute femme a en elle un côté "Solangique", une passion
peut-être enfouie au fond d’elle-même mais qui pourtant existe. C’est alors que
s’empare la psychanalyste de la plume de l’auteure qui ne nous révèle
l’identité des deux personnages que plusieurs pages après le début du roman. Et
pour mieux exercer ses méthodes psychanalytiques, Darrieussecq fait entrer en
scène Rose, l’amie de Solange, qui vit à Paris et qui essaie de raisonner la
femme tombée sous l’emprise de la passion en traduisant ses sentiments par des
mots, d’où son analyse : «Attendre est une maladie(…). Une maladie mentale
souvent féminine.»
Grâce
à Il faut beaucoup aimer les hommes, Marie Darrieussecq réussit page après page
à nous emporter de l’autre côté de la terre où se mêlent passion et regard
d’autrui, et où l’un ne rêve qu’à une carrière marquée par les succès tandis
que l’autre est prête à tout laisser tomber pour devenir l’ombre de l’homme qui
l’a fait chavirer. Un roman de passion moderne comme nous les aimons, qui ose
encore reconter l’amour comme une faiblesse.
Janine Badro
Département de Lettres françaises
Université Saint-Joseph – Beyrouth
Le quatrième mur
Sorj Chalandon
Ed. Grasset, 2013, 330 p.
Du
quatrième mur, du Chœu r, de la Guerre et du Pathos
«
Le quatrième mur est un écran imaginaire qui sépare l'acteur du spectateur.
Parallèle au mur de fond de scène, il se situe entre le plateau et la salle, au
niveau de la rampe. Le public voit alors une action qui est censée se dérouler
indépendamment de lui. Il se trouve en position de voyeur : rien ne lui échappe
mais il ne peut pas intervenir. Le personnage peut briser cette illusion en
faisant un commentaire directement au public, ou
bien en aparté.»
Le
quatrième mur, c'est aussi un roman de Sorj Chalandon, paru chez Grasset à la
rentrée. Il y est justement question de monter l'Antigone d'Anouilh en pleine
guerre civile libanaise, en plein centre de Beyrouth, sur la ligne de
démarcation.
Le projet utopique s'il en est,
est le fruit des rêves pacifistes d'un certain Samuel Akounis.
Samuel Akounis est un juif rescapé
des geôles des colonels grecs. Réfugié à Paris, il se lie d'amitié avec Georges
(militant gauchiste, pion le jour, tabasseur de néonazis la nuit).
Celui-ci l'entraîne dans les
escapades utopistes des derniers survivants de mai 68. En échange, Samuel, sur
son lit de mort, lui fait promettre de veiller à ce que la pièce soit montée.
Ni une ni deux, Georges s'en va à
Beyrouth avec dans son sac, une copie d'Anouilh, texte qu'il vient de
découvrir. Sur place, il rencontre les acteurs piochés dans les différents
camps des belligérants par Samuel. Pour faire court, l'histoire se termine mal, tout le monde
meurt.
Il semblerait que CHALANDON, à
travers un récit bardé de vérismes déguisés en hypotyposes ait choisi la problématique pas très
originale de la guerre comme tragédie, ou du tragique de la guerre, ou de la
fatalité de la violence en temps de guerre.
Peu importe, car dans tous les
cas, nous ne rencontrons que des clichés cent fois ressassés de personnages
sans grande épaisseur psychologique où le lecteur occidental bien-pensant se
trouvera réconforté puisque les méchants sont toujours les mêmes, et que les
innocents sont toujours attendrissants et se font toujours tuer.
Si les motivations de l'auteur
sont celles de montrer que la violence n'épargne personne, cela aurait marché
dans un autre contexte. Seulement, celui de la guerre civile libanaise est
tellement plus complexe que le réduire à une description manichéenne et
supposer que tout pourrait être réglé sur les planches est d'une naïveté qui ne
sied qu'aux manifestants du dimanche, défenseurs de la veuve et de l'orphelin
par correspondance. Mais loin des discours politiques, le roman souffre surtout
d'un simplisme à plusieurs niveaux.
Les motivations des personnages
sont souvent floues et ils n'ont aucune vision du futur. Ceci empêche le
lecteur de se projeter et d'éprouver une quelconque sympathie à leur égard,
problème qui n'est pas résolu par des descriptions de la violence qui frôlent
le pittoresque voire l'exotisme et qui éloignent ce récit de l'empathie et le
rapprochent plutôt d'un exhibitionnisme très contemporain digne des
télé-réalités saturées de pathos.
Et puis, dans le roman, Georges
est supposé être le Chœur. C'est Samuel qui en a décidé ainsi. Mais Georges a
un mauvais cœur, c'est la première faille, l'origine de l'échec. Au lieu de
montrer Antigone, Georges prend part à la guerre, il se salit les mains et
rencontre, comme tous les autres, une fin à la démesure de l'Histoire. Dans
l'Antigone d'Anouilh, le chœur intervient au début du texte pour situer le
contexte de la pièce et nous présenter les personnages qui y évoluent. Il
réapparaît par la suite tout au long de la pièce pour faire avancer le récit ou
amener un personnage à la réflexion... Le roman commence ainsi et se termine de
la même façon; seulement entre-temps, le Choeur a pris part aux jouissances, il
s'est perverti, mais peut être l'était-il déjà avant. En tout cas, il ne
remplit pas son rôle et toute l'histoire s'en trouve déstabilisée.
Georges a failli à sa mission.
CHALANDON aussi. Les personnages ne sont pas de taille, les rêveurs sont
mièvres, le roman insuffisant, la démarche simpliste. La guerre ne s'arrêtera
pas pour le théâtre, il n'y aura pas de catharsis, le quatrième mur ne
protègera pas les spectateurs. Le quatrième mur est tombé.
«Tous ceux qui avaient à mourir
sont morts [...] Morts pareils , tous, bien raides, bien inutiles, bien
pourris. Et ceux qui vivent encore vont commencer à les oublier et à confondre
leurs noms. C'est fini.»
Nay El Achcar
Serge Harfouche
Département de Lettres Françaises
Université Saint-Joseph – Beyrouth
Le cas Eduard Einstein
Laurent Seksik
Ed. Flammarion, 2013, 304 p.
Un
génie pas comme les autres… Un homme comme les autres.
Après
avoir vu le succès de son roman « Les derniers jours de Stefan Zweig » traduit
dans quinze langues et vendu à plus de cinquante mille exemplaires, Laurent Seksik se penche sur les événements
dramatiques qui s’abattent sur la famille Einstein. A quarante six ans, le
médecin et écrivain Seksik publie une biographie d’Albert Einstein, le génie du
siècle connu pour son équation E=mc2. Cinq années après s’être immiscé dans le
corps et l’esprit de Zweig, il décide de revenir sur la piste des Einstein en jouant le rôle
du porte-voix d’Eduard Einstein, le cadet d’Albert. Ces deux romans
présentent le même fond ; la montée du
nazisme, l’arrivée de la guerre, la persécution des Juifs et enfin, l’exil.
Encore
une fois, Seksik se montre passionné par les profils des personnages
historiques qui ont particulièrement enduré. Par le dessin de trois destins,
celui d’Eduard dans l’asile, de sa mère Mileva, ainsi que celui de son père
Albert, Seksik parvient à remettre en ordre les événements dramatiques de la
vie de chacun de ces trois personnages.
«
Mon fils est le seul problème qui demeure sans solution », écrit Albert
Einstein, exilé en Amérique, à un de ses correspondants. Effectivement, au début
des années 1930, Eduard a vingt ans quand sa mère le mène au Burghölzli,
l’asile qui a été le lieu de travail de plusieurs psychiatres tels que Carl
Gustav Jung, Karl Abraham et bien d’autres. Eduard y passera le reste de ses
jours en blâmant son père tant haï et tant admiré à la fois. Seksik nous
entraîne dans ce monde confus d’Eduard, ce jeune homme perturbé, attachant et
diagnostiqué « schizophrène ». D’autres chapitres ne seront consacrés qu’à
Mileva ; mère célibataire, dévouée, qui reste fidèle à son fils jusqu’à la fin
de sa vie. Enfin, le lecteur retrouve d’un autre côté, Albert Einstein, le mythe, le plus grand savant du XXème
siècle ; il s’agit, émotionnellement d’un père qui abandonne sa famille,
ignorant son rôle de père et surtout, demeurant impuissant face à son cadet.
Lorsqu’Eduard
prend la parole, il est clair qu’il s’adresse à un ou à plusieurs psychologues
; en effet, à la cinquantième page, il affirme : « Vous pourrez me renseigner,
le passé est votre lieu de travail ». De plus, Eduard est un enfant brillant
qui avait achevé ses deux premières années d’études en médecine et qui rêvait
d’être psychiatre. Sigmund Freud était son idole et les posters de celui-ci
décoraient les deux chambres de la vie d’Eduard ; celle de son foyer à Zurich, ainsi
que la chambre 259 qu’il occupait au Burghölzli. C’est pourquoi, ce roman peut
être perçu sous plusieurs angles : un angle littéraire et un autre
psychanalytique, ce dernier encore plus mis en avant par l’emploi du terme «
cas » dans le titre du roman.
« La haine c’est la colère des faibles», dit
Alphonse Daudet . En effet, Eduard personnage principal, est un jeune homme
conscient du potentiel intellectuel de son père ; de ce fait, il le hait encore
plus. Mais, il n’existe qu’à travers ce « Christophe Colomb des temps modernes
» comme il l’affirme à la page 66. Il ne se considère pas fou, et surtout pas
inculte ; bien au contraire, il se défend en révélant avoir lu Shakespeare à
six ans, avoir « dévoré » Schopenhauer, Nietzsche, Platon et surtout Freud. «
Un haut degré d’ambition change des gens raisonnables en fous qui déraisonnent
» cite-t-il Kant à la page 22. L’excès d’ambition, de culture, ont-elles
vraiment été les causes de sa présence au Burghölzli ? Ne serait-ce pas plutôt
que ce jeune Eduard essaie de se justifier et de se mettre en rivalité avec son
père encore une fois ? Voilà que le potentiel de l’auteur et sa capacité à se
transposer dans l’esprit d’Eduard exigent du lecteur d’oublier totalement la
fiction qui éclaire la réalité et la part d’imagination dans les dialogues.
Ainsi, le roman est une interprétation de faits réels, il ne correspond
peut-être pas à la réalité d’Eduard Einstein.
Par
ailleurs, toute cette biographie du grand savant que Seksik tisse
minutieusement tout au long de son roman, passionne le lecteur, dans la mesure
où, le public contemporain est plutôt méconnaissant de toutes les informations
si personnelles de la vie d’Albert Einstein, ce célèbre et génie du siècle. Ce
roman nous plonge directement dans la vie intime d’un grand homme; il fuit la
Suisse en laissant derrière lui sa première femme Mileva et ses deux enfants
afin de rejoindre sa seconde femme, sa cousine Elsa, pour ensuite s’exiler aux
Etats-Unis. Le lecteur réussit ainsi à entrevoir en ce génie, l’image d’un
homme lesté de faiblesses et de failles. Effectivement, derrière cette forte
conscience politique et intellectuelle, se cache un père absent, un homme
incapable de faire face à la maladie de son fils, malgré son amour pour lui.
Rien, ni même les nazis, n’arrêteront à aucun moment Albert Einstein, sauf son
fils. Albert fera ses adieux à Eduard une fois pour toutes en 1933 et ne le
reverra plus jusqu’à sa mort en 1955. Le roman de Seksik peut par ailleurs être
perçu sous ce troisième angle : c’est un documentaire qui ne fait qu’enrichir
la culture du lecteur, lequel, dans une admiration totale du génie, oublie la
dimension humaine de celui-ci.
Finalement,
le rapport de Laurent Seksik à la langue française ainsi qu’à l’écriture,
réalise une démystification du mythe d’Albert Einstein tout en attachant le
lecteur encore plus à cet homme. En effet, une fois la lecture du roman
achevée, le lecteur se sent rapproché d’Albert Einstein, de cette figure que
peu connaissent réellement. La relation qu’il établit avec cette
figure du génie ne se base plus uniquement sur
la dimension scientifique et intellectuelle ; l’humanité du lecteur est
stimulée par Laurent Seksik. En fin de compte, les génies ont aussi leurs
faiblesses, ainsi que leurs immenses souffrances. Par conséquent, ayant à
l’esprit l’image universelle d’un grand savant, le lecteur ne peut sortir de
l’univers de ce roman, sans prendre conscience que ce savant est également
mari, père, mais avant tout homme.
Zahraa Khatoun
Département de Psychologie
Université Saint-Joseph - Beyrouth
Le quatrième mur
Sorj Chalandon
Ed. Grasset, 2013, 330 p.
Chalandon
et la paix perdue
Après
l'expérience d'une trentaine d'années et d'un succès remarquable de son sixième
roman intitulé Le retour à Killybegs, Sorj Chalandon revient au monde de l'art
romanesque pour présenter "Le quatrième mur". Il y raconte ses
souvenirs lorsqu'il était correspondant pendant la guerre civile au Liban. Une
nouvelle technique s'impose dans ce
roman dont le prologue ouvre la voie au lecteur vers un monde plein de
mystères. Ensuite, le jeu s'arrête et la tragédie d'un certain Georges commence
; c'est en quelque sorte Sorj Chalandon lui-même qui se met dans la peau du
(je) de Georges-narrateur. Cette tournure confère une marge de liberté pour
l'auteur qui se permet de manipuler ici et là les situations à travers les
épisodes racontées. Selon lui, les mots ont une couleur et une musique
différente que ceux du journalisme qui obéit a un ensemble de principes
d'écriture et des conventions.
Chalandon,
le journaliste de jour et l'écrivain de soir, montre au lecteur comment tout débute en 1974 à Paris où Georges vit sa
jeunesse. Héritier des événements de Mai 68, il a le rêve d'être héros, il
pense que le danger consiste à prendre quelque coups de pied dans les dents. il
éprouve le sentiment de changer le monde, fait la connaissance à Samuel, un
grec, juif caché, réfugié, et metteur en scène. Sam a fui un pays en guerre et
ne rêve que de monter Antigone d'Anouilh, il ne reste que le lieu. il débarque
à Beyrouth qui était en guerre et sous les bombes. Peu près, Sam est touché
d'une maladie grave ; alors Georges se charge d'une mission intéressante : la
représentation d'Antigone au Liban comme une sorte de fidélité à son ami en
quittant une femme et une fille.
Les
personnages réunis dans ce récit sont : une palestinienne, Antigone. Hémon, son
fiancé, un druze. Créon, le roi de Thèbes, le père d'Hémon, un maronite, et
trois femmes chiites qui avaient d'abord refusé le rôle des gardes. Pour
équilibrer la répartition des rôles, Georges a attribué le rôle d'Eurydice,
femme du roi, à l'un d'entre eux. La nourrice était une chaldéenne, et Ismène,
sœur d'Antigone, est donnée à une catholique arménienne.
Georges
part avec ses rêves et c'est la réalité qui le retient. Assujetti longtemps à
la violence des explosions, les souvenirs de la mort dans le pays de cèdre le
hante, les massacres de Sabra et Chatilla
qui ont enlevé Imanne ou Antigone ne cesse d'occuper l'imagination de
l'auteur. Cette Antigone est relativement différente de celle de Jean Anouilh.
Elle est morte avant ses frères qui ont encore continué à s'entretuer. Même
après la perte de leur sœur, ceux-ci ont oublié le fait que la guerre ne produit que la douleur, la souffrance a
tel point qu'on ne savait qui enterrera le bon frère de la nouvelle Antigone.
Si
on lit le roman comme tout autre récit traditionnel, il serait difficile de le
comprendre, car les événements ne s'organisent pas selon un ordre
chronologique. Par exemple, il n'y a qu’un seul jour entre la première et la
dernière partie du roman, tandis que l'auteur a bien respecté l'ordre
chronologique du récit aux autres parties du récit. D'autant plus, le narrateur
projette parfois une masse de renseignements sans aucune intervention de sa
part. Par contre, il présente ailleurs
le même type d'informations à travers un médiateur, ou en assumant lui-même la
médiation. Il parle d'autres fois en tant que personnage-narrateur à la
première personne du singulier ou en attribuant la parole à un autre personnage
pour raconter ce que l'auteur-narrateur a déjà vécu. On ressent toutefois que
l'auteur confirme sa neutralité à l'égard de son œuvre fictive et laisse
souvent croire que (Le quatrième mur) est tout à fait objectif.
De
toute manière, le narrateur s’attache souvent à rapporter des faits ou décrire
des objets avec le maximum de précision.
Le choix de présent et du passé composé donne l'impression d'assister à une
situation réelle, de voir les objets en même temps que celui qui les décrit,
comme c'est le cas au cinéma. Ainsi, l'absence des figures traditionnelles de
la description (comparaison, métaphore) renforce l'impression de l'objectivité
au point que les frontières se dissipent entre les faits évoqués et le lecteur
effectif.
Chalandon
nous a transmis un message à double visage. Il consiste à ce que l'homme doit
prendre en charge ses responsabilités, d'une part, vis-à-vis de son entourage
afin de mener à bien sa mission dans la vie; et d'autre part, il doit assumer
ses engagements à l'égard des valeurs de l'amitié et de l'humanité.
Bahaaldin Fawzi Saulaiman
Département de français
Faculté de Lettres
Université de Mossoul
Arden Frédéric
Verger
Éd. Gallimard, 2013, 480p.
ARDEN
: UN CADRE MYTHOLOGIQUE
Captivant
? Oui ! Rébarbati f ? Oui !
Descriptions
à en couper le souffle littéralement parlant. Descriptions dévoilant une
maîtrise parfaite et poétique de la métaphore. Comme une chasse au trésor, le
lecteur courageux s’enfonce dans la jungle foisonnante, paragraphes après
paragraphes, pour finalement aboutir à « l’histoire » au beau milieu d’une
forêt. Là, se dresse un hôtel luxueux, ex-sanatorium, qui porte en son flanc,
l’oncle Alex, un « Jupiter hôtelier », aux multiples facettes, aux multiples
rôles revêtus chaque soir « à la troisième mesure des Schatz-Walzer ». Vagabond
mélancolique, Salomon, l’éternel compère d’Alex, végétait. Son existence
languissante était palliée par de longues missives adressées à sa fille Esther
et par ces multiples opérettes qu’il composait avec Alex. Mais leurs «
imaginations étaient deux sœurs ennemies » jusqu’au jour où il fallait qu’elles
deviennent amies.
Premier
roman d’un professeur de lycée de 54 ans publié par Gallimard dans la
collection « blanche », Arden est un roman de 478 pages, sans chapitres qui
mêle perspicacité, humour et sensualité. Les personnages farfelus, surprenants,
à la fois comiques et touchants, vont faire face au nazisme qui les rattrape en
1944 dans l’hôtel qu’ils habitent.
Frédéric
Verger met en scène deux amis, Alexandre de Rocoule et Salomon Lengyel, qui
n’arrêtent pas, depuis 1917, de concocter des opérettes qu’ils n’achèvent
jamais, ne pouvant se mettre d’accord sur la fin.
Alexandre, grand séducteur, est
gérant d’un luxueux hôtel situé dans la forêt d’Arden. Il y vit avec sa femme,
Irena, neurasthénique, ex-infirmière reconvertie dans l'astrologie. Son ami,
Salomon, tailleur, juif, veuf, dont le commerce dépérit, a une fille Esther,
dont la beauté captive le cœur d’Alexandre.
Tout
ce petit monde vivant en Marsovie, pays imaginaire près de la Hongrie, doit
survivre durant la Seconde Guerre mondiale, les nazis occupant l’hôtel qui
porte dans ses caves tout un orchestre juif et les Lengyel à l’insu des
occupants.
Arriveront-ils
à s’extirper de cette situation mortelle ? Et si une opérette pouvait les
sortir de ce pétrin ? Résister à la violence en usant de l’art, arme dérisoire
ou arme fatale ? Au grincement de la politique, à la mécanique de la
destruction répond une mécanique musicale, clin d’œil érudit sur le genre
Opérette. Cette mise en scène
imaginée par deux personnages perdus dans l’illusion, aux marges de la réalité
n’est-elle pas en fait la réalité qui se fait poétique pour apprendre à vivre ?
Le
récit est très bien construit, traversé de très belles descriptions, longues,
raffinées et détaillées accompagnées de métaphores successives. Il faut avoir
le souffle suffisamment ample pour lire ce pavé qui mêle absurde, tragique et
comique. La vie des deux excentriques se construit et se déconstruit au gré de
leur activité futile et vaine. L’Histoire devient tumulte infécond et
l’héroïsme s’habille de sublimité et d’authenticité dans une opérette.
Laurence Azar
Faculté des Lettres et des
Sciences Humaines
Université Libanaise – Section 1
Le
quatrième mur
Sorj Chalandon
Ed. Grasset, 2013,
330 p.
Le quatrième mur est le dernier roman de l’écrivain,
journaliste et ex-reporter Sorj CHALANDON, publié en 2013 chez Grasset.
Il
relate l’histoire d’un juif grec, metteur en scène engagé contre toute
dictature : Sam Akounis. Considérant le théâtre comme son champ de
bataille, il s’éprend d’une idée folle : jouer l’Antigone d’Anouilh
à Beyrouth. Séduit par la symbolique du fratricide qui caractérise le phénomène
de libanisation, il a voulu réunir les ennemis sur scène en enlevant un acteur
à chacun des camps bélligérants :
Antigone
était palestinienne et sunnite. Hémon, son fiancé, un druze du Chouf. Créon,
roi de Thèbes et père d’Hémon, un maronite de Gemmayzé. Les trois chiites
avaient d’abord refusé de jouer les « Gardes », personnages qu’ils
jugeaient insignifiants. Pour équilibrer, l’un d’eux est aussi devenu le page
de Créon, l’autre avait accepté d’être le « Messager ». Au metteur en
scène de débrouiller. Une vieille chiite avait aussi été choisie pour la reine
Eurydice, femme de Créon. « La nourrice était Chaldéenne et Ismène, sœur
d’Antigone, catholique arménienne ». (p.95)
Conscient
qu’une pièce de théâtre ne pouvait pas faire cesser le feu, Akounis ne
demandait aux combattants qu’une trêve symbolique de deux heures. Par miracle,
il arrive à convaincre les milices, mais une maladie incurable le retient à
Paris. Ne voulant pas renoncer à son rêve, il confie à son ami français George,
heureux en ménage, père d’une fillette de deux ans, la réalisation de sa
chimérique vision…
Ne voulant pas contrarier son ami mourant,
George va-t-en guerre afin d’accomplir le projet dérisoire. Cependant, la
sinistre expédition finit par changer à jamais la vie de cet activiste et
défenseur de la cause palestinienne. Celui-ci se trouve exposé à tous les
périls, broyé, corps et âme, par les meules des deux machines belliqueuses et
infernales qui s’acharnent contre le pays des cèdres : la guerre intestine
et l’invasion israélienne. Hanté par les
images horrifiantes des atrocités qu’il a vécues, poursuivi par le spectre de
la mort, il se trouve irréversiblement abîmé. Pour lui, la vie en rose a perdu
son attrait , elle est même devenue honteuse, et n’ayant plus d’yeux que
pour le morose, il se retrouve au Liban, entraîné par l’odeur du trépas et du
sang,…
Des
spectres, un à un, sortis des derniers recoins de ténèbres. Une ombre a boîté
vers moi, elle a pris mon bras, m’a entraîné. Les yeux secs, elle hurlait. Deux
vieillards barraient l’entrée d’une porte cochère, gorge ouverte. Un homme, sa
femme voile serré autour du cou comme une corde à tuer. J’ai reculé
brutalement. Je les profanais. Je marchais dans du sang humain. Je suis allé à
la porte à reculons. La rue était en larmes. (p.263)
Ce
roman passionnant, émouvant de CHALANDON fera date dans l’histoire de la
littérature contemporaine. Son sujet attrayant est toujours d’actualité. Son
style séduisant est rythmé : lent par moment, saccadé et haletant par
d’autres. Il décrit avec la même adresse l’épouvante, l’hébétement,
l’abomination causés par le massacre horrible de Sabra et Chatila, et
l’égarement parisien du personnage principal corrompu par l’atrocité au point
de ne plus pouvoir vivre la paix.
Que
des enfants avaient été hachés, dépecés, démembrés, écrasés, à coup de pierres.
Et ma fille pleurait pour une putain de glace ? C’était ça son
drame ? Une boule de chocolat tombée d’un cornet de biscuit ? Les
misères de la paix me dégoûtaient. (p.297)
Le
quatrième mur n’est pas le premier roman
politique de l’écrivain qui profite de son expérience de reporter de trente ans
pour relater les guerres : Son troisième roman Mon traitre publié
en 2008, s’inspire de la guerre irlandaise. Dans Le quatrième mur, il
décrit d’un œil connaisseur, les milices libanaises et fait preuve d’analyse
fine et malicieuse de la psychologie des différentes confessions qui
cohabitaient au Liban dans les années quatre-vingt.
Œuvre
saisissante par son intertextualité, récit où le lyrique, le poétique, l’épique
et le tragique vont de concert, ce roman est à la fois, un témoignage de
l’absurdité de la guerre, un cri de désespoir et un hymne à la paix, à la
fraternité et à la tolérance. Il est aussi une exhortation à la sagesse et à
l’humanisme. Pourvu que le pouvoir cathartique de la tragédie puisse se frayer
un chemin vers les âmes belliqueuses, à bon entendeur salut !
Rana Tfayli
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Libanaise – Section 1
Il faut beaucoup aimer les hommes
Marie Darrieussecq
Ed. P.O.L, 2013, 320 p.
Darrieussecq,
à la rencontre d’un homme impossible…
Histoire
d’amour ou d’attente? De réalité ou d’imaginaire? Serait-ce celle d’un rêve
féminin qui finit avant même de commencer ? C’est dans ce monde incertain que
Marie Darrieussecq, auteur de Il faut beaucoup aimer les hommes (Paris, P.O.L
éditeur, 2013) nous emporte.
Par
sa verve intarissable, son style doux, piquant, radical et énergétique, par ses
thèmes audacieux qui brisent les tabous et franchissent l’interdit, l’auteur de
Truismes (1996) nous invite à découvrir
dans son treizième roman un monde passionnant, brûlant, oscillant entre les
tam-tam d’une Afrique féerique et ceux d’un érotisme exacerbant, obsédant et
angoissant. Solange l’actrice française, petite fille déjà femme dans Clèves
(2011), tombe amoureuse de Kouhouesso, un mystérieux acteur canadien d’origine
camerounaise, rêvant de réaliser Au cœur des ténèbres de Conrad en
Afrique.
C’est
au sein du tournage filmique, financé par Oprah Winfrey et Georges Clooney,
qu’on est amené à découvrir l’histoire de l’altérité, les stéréotypes sur la
séparation et le mélange des races, les interrogations sur le rapport de
l’homme à ses origines, voire à ses racines, les secrets intimes et inavoués de
la femme, ses rêves, ses désirs et ses désolations, ainsi que les clichés dont
est taxé le couple mixte : « Est-ce que Kouhouesso c'est les Noirs? Comme elle,
elle serait les basques? Est-ce qu'elle était les blancs? Est-ce qu'il la
voyait comme une blanche? ». Darieussecq raconte t-elle donc l'histoire du
racisme ? Pas forcément. Le thème reste pourtant fortement présent tel un
arrière plan, faisant ainsi de Solange une femme en attente d’un « homme dont
ses ancêtres à elle avaient asservi et massacré les ancêtres ».
Dans
ce roman fabuleux dont le titre est emprunté à Marguerite Duras ( qui écrit
dans La Vie matérielle : « Il faut beaucoup aimer les hommes. Beaucoup les
aimer pour les aimer. Sans cela, ce n’est pas possible on ne peut pas les
supporter »), tout se mêle et se superpose. La voix du narrateur se confond
avec celle de Solange ; l’action romanesque s’intègre, parfois d’une façon trop
exagérée, dans les scènes cinématographiques ; et l’attente exaspérante de
Solange devient celle du lecteur : « Attendre est une maladie. Une maladie
mentale. Souvent féminine ». Mais attendre quoi et qui ? Kouhouesso, cet «
homme impossible » ? Attendre d’être enfin « la promise » du film
cinématographique ou plutôt celle du cinéaste ? C’est dans les méandres de
cette attente qui devient attentisme, qu’on arrive peu à peu à comprendre (ou
peut-être pas) cette Solange, étrangement familière dès le début de la
narration, sa sensibilité, son monde imaginaire et son désir de femme sensuelle
à la recherche de l’impossible.
Et c’est justement là où réside
l’art de Darrieussecq : dans sa capacité de mêler le lecteur au personnage
principal à tel point que les deux deviennent un seul être, une seule âme.
Ainsi, le lecteur participe-t-il à
chaque étape de la vie de Solange, à chacune de ses pensées, à chacun de ses
messages, à chacun des "t" et "d" de Kouhouesso étrangement
prononcés, jusqu’aux "dam dam dam" de ses très hauts talons. C’est
aussi à travers cette étrange intimité qu’on découvre l'Afrique profonde, cette
« jungle fever », le petit Congo de Brazzaville, et le grand de Kinshasa. Toute
la culture et l’art africains sont chantés dans un voyage féerique, rappelant
ainsi Césaire, Senghor, Soyinka, Fanon et même le roi d’Ifé. Dans le brouhaha
de ce voyage tumultueux allant de Hollywood à Paris, et de là en Afrique, au
long des trajets pénibles dans la forêt impénétrable, des séparations et des
retours, les difficultés entre le couple s’enchaînent et la distance
s’accentue. Elle ne veut que lui, son monde, son Afrique ; et lui, ne vit que
dans le désir d’adapter son film et de lui trouver une équipe et un
financement. Entre l’attente d’un message, d’une rencontre et d’un amour qui ne
se déclare pas, Solange reste prisonnière du tempo lent de leur relation,
n’ayant comme espoir et comme joie paradoxalement douloureuse « ses noix » et « bien des choses ». En fait, « au bout de
combien de temps se rompt le lien ? Se dénoue une histoire ? » On ne peux le
dire!
Mais la question cruciale reste la
suivante : Solange ne serait-elle à la fin rien qu’une scène qui ne se réalise
pas ? Le reste d’un fil défait ? Peu importe, car après tout, il faut toujours
tourner la page…
Lama Farhat
Faculté des Lettres et des
Sciences Humaines
Département de Français
Université Libanaise (Section 1)
Palladium
Boris Razon
Ed. Stock, 2013, 474 p.
Palladium, le récit autobiographique d’un
journaliste de 29 ans, rédacteur en chef du Monde.fr, croquant la vie à pleines
dents jusqu’au jour où tout s’écroule. Atteint du syndrome de Guillain Barré,
Boris voit ses gisements de bonheur s’atrophier brutalement. En quelques jours il
est totalement coupé des siens et de son monde. Relié en permanence à des
machines et perfusé d’antibiotiques et de médicaments divers, il subit une
métamorphose qui s’inscrit dans la vision kafkaïenne, ainsi décrite ;
« La métamorphose avait eu lieu. Immobile,
imperturbable, impénétrable, derrière mes yeux paralysés, j’étais devenu le
Sphinx ».
En effet, tandis qu’il voguait dans
d’autres sphères où les indicateurs spatio-temporels conventionnels éclataient
au profit d’un nouvel ordre, happé par le chaos, le narrateur est conscient
d’une seule vérité ; il ne pourrait plus jamais récupérer l’ancien Boris qui
s’activait en lui. Oui, il l’a subrepticement perdu au détour d’une rue, à un
croisement vital. Désormais, « c’était lui ou moi, lui et sa beauté solaire, sa
joie de vivre, son plaisir débordant à fumer, à boire, à prendre tout ce qui
était devant lui […] ; ou moi, boiteux, handicapé, insensible perdu dans
d’insondables abîmes… »
Un capharnaüm, voilà ce qu’est devenu son
monde anarchique ponctué des extraits du dossier médical et différ enciés du
récit même par une transcription scripturale moins impressionnante. Ils sont
pourtant pompeux et complexes car jalonnés de ce jargon médical titubant et
indécis.
Tout au long de cette expérience lancinante,
le lecteur demeure le seul interlocuteur, son grand confident. Il est par
conséquent le témoin d’une descente rocambolesque aux enfers. Un itinéraire
infernal mettant le protagoniste souffrant en face des ses épouvantes les plus
profondes, de ses hantises les plus accaparantes. C’est le commencement d’une grande épopée de cauchemars illustrés
par des récits burlesques énormément mouvementés, paradoxalement opposés à son
état tétraplégique, aphasique et ô combien inerte ! Les caractères bêtes et
méchants surgissent de partout : monstres, racistes, artificiers trompeurs,
putes… C’est un cri qu’il lance :
« Une fois que tu as franchi LE
passage, tu le sais. Mais tu es le grand orchestrateur, tout ce que tu croises
à l’intérieur vient de toi ».
Au sein de son Hadès où l’on
confiait les tenues des morts aux chiens, mythologie canine s’apparentant aux
mauvais présages, il est confronté à une réalité amère : dans tout Être somnole
une bête féroce, un Unheimli che ou une inquiétante étrangeté capable
d’ébranler la rationalité d’une vie normale. L’étrangeté n’est autre qu’une
figure désagréable, angoissante et dangereuse, le reflet de soi-même, le tout
autre Moi tapi dans l’ombre, doté d’un potentiel exterminateur, prêt à surgir à
tout moment afin de saccager les châteaux de sable patiemment élaborés au fil
des années. L’auteur est rongé par cette lassitude consternante : « D’où
vient-elle cette violence que j’ai libérée ? Le meurtrier a-t-il toujours été
là ou est-ce la maladie qui l’a crée ? »
Enfin, au milieu de la jubilation
extravertie d’un inconscient débridé apparaissent les trois instances de la
figure triangulaire féminine : la mère dont la ferveur l’incitait à psalmodier
en Yiddish, histoire d’attirer l’attention et la clémence de Dieu, l’amante
symbolisant la sainte dans Palladium, puisque la femme en question, Caroline,
se dresse comme un roc sur lequel s’appuie Boris pendant les six mois de
calvaire. Aimante et dévouée elle accepte de traverser avec lui le chemin de
croix en initiatrice à la vie. Mais il y a surtout la figure de la pute, menée
par ses impulsions sexuelles, cohabitant avec les monstres en Enfer, sans cesse
omniprésente dans ses hallucinations cauchemardesques, continuellement en train
de le pousser à la tentation, belle mais venimeuse. Réminiscence d’une
tradition judéo-chrétienne, ou application du topos de la psychologie masculine
? Quoi qu’il en soit, Boris Razon, dans ses fabulations, dévoile la complexité
de la nature humaine. Après tout, il l’a maintes fois répété :
« La douleur est un langage comme
l’inconscient ».
Michèle Matar
Faculté des Lettres et des
Sciences Humaines
Université Libanaise – Section 1
Le quatrième mur
Sorj Chalandon
Ed. Grasset, 2013,
330 p.
La trêve
"Jure-moi de jouer Antigone
coûte que coûte". Réunir les communautés en guerre le temps d'une pièce de
théâtre, retirer un partisan de chaque camp pour les rassembler autour de ce
projet, c'était la mission de Georges, un jeune militant gauchiste parisien. Ce
dernier, pour exaucer le rêve de son ami Samuel Akounis, s'engage dans une
aventure périlleuse. Il se dépêtre dans les flaques de sang qui noient le Liban
pour monter l'Antigone de Jean Anouilh sur la ligne de démarcation à
Beyrouth en espérant qu'on baissera les armes le temps de la pièce. Georges
réalisera-t-il l'idée passionnée et extravagante de son ami Sam ? Pourra-t-il
arrêter les affres de la guerre pour que la paix règne au moins quelques jours
?
Sorj Chalandon a conçu le projet
insolite de nouer le destin de ses personnages, le liant par la suite à des
illusions de paix et aux aspirations d'un homme ambitieux qui envisage la vie à
travers son art privilégié : le théâtre. La mise en scène réunit Georges et
Samuel, les deux protagonistes évoluant dans un contexte à la fois paisible et
bruyant, doux et violent, réel et fictif. Leurs mains s'enlacent au nom de la
fraternité. Longtemps grabataire, Sam décède, son rêve ne s'embarque pas avec
lui dans les flots de l'abandon. Il se perpétue dans la promesse de Georges,
dans les masques que porteront les "belligérants" libanais pour jouer
Antigone, dans la volonté humaine d'étouffer les cris de la guerre et
d'amplifier la quiétude silencieuse de la paix. Sorj Chalandon confronte ses
personnages et ses lecteurs à l'énigme de l'existence humaine, au désir humain
entravé par une réalité à laquelle ils ne peuvent échapper.
Le théâtre parait dans ce roman comme un
protagoniste de la pièce d'Anouilh. Il accomplit l'impossible, réunit des
ennemis autour d'un projet commun et les invite à lire un texte qui ne les
implique pas directement. Trois murs, des ruines c'est le décor du théâtre où
Georges va monter la pièce. Les combattants seront les acteurs qui se réfugient
derrière le quatrième mur pour jouer leurs rôles jusqu'au bout. C'est Antigone
qui aime Hémon mais c'est aussi une palestinienne amoureuse d'un druze. Ce sont
les gardes qui accompagnent le roi Créon mais c'est aussi des chiites qui
veillent sur un maronite.
En fait le choix de cette pièce est
symbolique. Il incarne la faculté de dire non, de se révolter au point de
choisir la mort pour ne pas trahir ses convictions. Les ennemis, une fois en
scène, vont arracher leurs masques de guerre tachés de sang et mettre les
voiles de la tragédie sublime. La guerre tente de maintenir ses masques en
essayant de bouleverser les plans de Georges, de froisser ses notes et de
brûler ses papiers laissant le théâtre désert pour que le vide navigue entre
les ruines sous l'éclat des balles et le sifflement des bombes. A son tour, le
théâtre tente de lever les voiles afin d'ensorceler les esprits, d'éblouir le
regard des spectateurs par la lumière bleutée des projecteurs, de faire baisser
les armes et de faire savourer la paix le temps du spectacle.
Avec sa plume souple, précise,
encombrée d'émotions et de sensations, Sorj Chalandon tisse dans son roman deux
mondes : l'un pacifique et l'autre agressif. L'intensité de son écriture nous
transpose dans le monde de la guerre. Nous vivons toutes ses peines, nous
éprouvons toutes ses douleurs. Nous pénétrons non seulement dans les rues
dévastées et les maisons éventrées mais aussi au cœur des meurtrissures de la
chair et des blessures de l'esprit.
La guerre dévastait Beyrouth dans
les années 1980 et criblait sans distinction la chair des innocents et des
criminels offrant au narrateur des mots munis d'une lame tranchante qui cible
le cœur des lecteurs et nourrit leur colère et leur compassion. Seule
l'écriture comble le vide et remplit ce
gouffre entre rêve et réalité, entre vicissitudes et aspirations. Ce récit rend éternelle la perspective
d'une paix rêvée, le sauvetage potentiel d'une population en proie aux affres
de sa propre guerre et de celle des autres.
Ronza Hachem
Département de langue
et littérature françaises
Faculté des lettres et
des sciences humaines (section 2 / Fanar) Université
Libanaise
Arden
Frédéric Verger
Éd. Gallimard, 2013, 480p.
Arden est une tragédie comique dans le royaume des opérettes. C'est le
premier roman de Frédéric Verger dans lequel le lecteur plonge dans un récit
romanesque à portée historique où l'art du portrait s'exhibe ! L’auteur nous
livre, grâce à son talent littéraire, l'histoire d’une amitié qui se déroule au
moment de la Seconde Guerre mondiale en Marsovie. L’histoire se passe entre
Alexandre de Rocoule qui dirige l'hôtel d'Arden et Salomon Lengyel, un veuf
mélancolique. Malgré les caractères qui opposent ces deux amis, ils partagent,
tout de même, une passion pour l'opérette. C’est pour cette raison que ces deux
compères ont écrit plusieurs pièces en trois actes, toujours inachevées,
puisqu'ils ne se mettent jamais d'accord sur la fin. Quand le nazisme envahit
la Marsovie, les persécutions contre les Juifs commencent et l'antisémitisme
menace alors Salomon et sa fille Esther dont Alexandre est tombé amoureux. La seule
issue réside dans la composition d'une dernière opérette.
Ce
qui nous attire le plus dans ce roman c'est surtout l'art du portrait et de la
description parce que les détails physiques défilent, tout comme les détails
vestimentaires et naturels qui suscitent l'attention permanente du lecteur. Le
roman est surtout intéressant parce que l'humour et la sensualité sont mêlés
constamment. La richesse des détails
historiques de Frédéric VERGER vient s'ajouter à son écriture. En effet,
l’auteur a puisé dans l'Histoire la matière de son roman mais il a innové
subtilement grâce à la richesse lexicale et métaphorique : Arden incarne
une forêt et une foule de sensations et l'opéra, symbole du bruit, nous
rappelle l'ombre de la guerre mais permet aussi de s'évader par l'imagination
et la fiction.
Ce
récit vivant où l'ironie se mêle à l'Histoire tragique nous charme et nous
pousse à encourager les lecteurs à le lire.
RoubaTrad,
Département de Français
Université Libanaise - Section 3
Les Evaporés
Thomas B. Reverdy
Ed. Flammarion, 2013, 302 p.
Les Évaporés: L'Être dans un monde où on n’est plus
Thomas
B. Reverdy est un jeune romancier français connu pour son style raffiné et
poétique. Dans ses romans il aborde des thèmes qui répondent à des questions
humaines puisées du réel et inspirées directement du vécu. Des questions comme
le deuil, l’amitié, l’amour,…
De ses travaux illustres citons: L’Envers du
monde, La Montée des eaux… à côté bien sûr de l’œuvre qu’on cherche
à étudier et qui s’intitule Les Evaporés (Flammarion, 2013).
Les
Évaporés se présente, au prime abord,
telle l’histoire d’un monde qui se déchire les entrailles. Des gens déshérités
privés de leur humanité, des politiques qui structurent les catastrophes, des
agents qui investissent les tragédies… sont peints à tort et à travers. Dans ce
monde où la conscience est tourmentée par l’avidité insaturée, le choix de devenir
un « Johatsu », un « évaporé » sera opté pour le ne plus
devenir.
Les
scènes de ce roman se déroulent, effectivement au Nippon (« Japon »),
après le tsunami de Tohoku suivi du désastre nucléaire de Fukushima, où un
grand nombre de japonais s’est effacé à la fois de la carte spatiale et de la
géographie humaine. Ce qui explique pourquoi les thèmes de ce roman sont
branchés sur des sujets multiples notamment ceux de l’amour, du désespoir, de
la famille, du sacrifice… etc.
Ainsi
une lecture sage du monde du troisième millénaire élucide les interprétations
et analyses intradiégétiques[1]
de l’écrivain-narrateur, basées sur des observations et recherches personnelles
menées sur des fonds solides, et étendues sur une durée d’à peu près un an.
Dans
un monde pareil, les théories convergent, et en conclusion celle du Big One
éclate: c’est le grand poisson qui mange le plus petit et ainsi de suite. En
somme, le peuple, placé au dernier rang de la chaine économique, sera condamné
à être pour toujours, le premier et seul parti à payer.
Dans
Les Évaporés, Kaze, qui est le
personnage principal, n’est qu’un homme parmi d’autres qui a décidé de ne plus
«mettre les chaussons». Cela signifie un mode de vie embrassé par un nombre
important de malchanceux qui peuplent l’archipel. Cependant cet homme a été le
seul parmi cette majorité désespérée, à inspecter les raisons derrière les
évolutions qui ont inspiré au patron de menacer la vie de notre héros d’un
côté, et qui, de l’autre côté, l’ont obligé à quitter son foyer et à plonger
dans l’inquiétude son épouse et sa fille. Dès lors, il se soustrait à vie
normale et sereine pour protéger sa famille et en plus pour commencer
discrètement une quête qui va s’ouvrir sur des chapitres inattendus et qui va
déployer devant le lecteur les volets d’une conspiration instiguée contre les
impuissants du peuple par ceux qui dirigent le pouvoir dans le pays.
Des
hypothèses, autant cruelles que vraies, qui élucident le fait que sur cette
planète rien n’est plus fortuit, même les catastrophes naturelles seront
détournées pour le bien d'un anonyme et fort puissant.
Des
versions de la réalité qui finissent par être relatées avec un style poétique
cherchant à atténuer l’effet du choc et accentuant le degré de l’engagement du
jeune écrivain dans la cause japonaise. Cette cause qui se voit enracinée par
l’encre et la cendre dans le blanc et le noir de chacune des parties de
l’œuvre. Même l’érotisme dans ce livre ne peut faire virer du but principal,
l’intention de l’écrivain de distraire à la fois son crayon et sa propre
imagination, en premier lieu et le souffle tendu du lecteur en second lieu. Ce
livre, trempé dans le drame et les cris des gens qui s’éteignent, probablement
dans un univers parallèle, sera jugé morbide, puisque l’homme-lecteur
contemporain, qui se trouve déjà baigné dans la détresse du quotidien et la
monotonie de l’imprévu, cherche, désormais, dans le livre, un point de fuite
vers ce monde virtuel de la littérature qui est supposé être calme et paisible.
Par le biais de ses lectures, l’homme cherche à dresser l’envers de son monde
de tous les jours.
L’amour
et les aventures d’un certain luxe seront un appui pour l’écrivain, qui
viennent mettre une petite pause à l’écoulement superposé des crises et
catastrophes contre lesquelles se heurtent personnages, auteur et lecteur
(impliqué directement, dans le flou d’une condition humaine crue projetée par
l’auteur qui se déborde hors du temps-ici et de l’espace-maintenant, pour
l’interpeller, lui, ce destinataire futur et absent).
En
fin de compte, dans les différentes étapes du roman, coïncide la morale humaine
qui se dissout petit à petit au profit du géant des papiers d’échange. Bref
dans un monde pareil, l’unique cure sera de laisser choir tous les risques de
perte d’humanité et de s’évaporer. Une option difficile à adopter, mais le
rythme de vivre impose finalement ses règles bien que nos héros aient refusé de
capituler au détriment de leur propre bonheur et de leur sécurité physique et
morale. Or, dans certaines batailles, surtout celles vouées à être perdues,
celles semblables à la bataille menée par nos évaporés, le meilleur remède sera
de préserver sa dignité intacte et de sauvegarder, sain et sauf, le peu qui
reste de l’Homme.
Samar NAJJAR
Faculté des Lettres et des
Sciences humaines
Université Libanaise - Section 3
Le quatrième mur
Sorj Chalandon Ed. Grasset, 2013, 330 p
Le quatrième mur : une rétrospective dans
l’interdit
Guerre, Souffrance,
Haine, Résistance, Amour et Mort… des thèmes pervers aptes à livrer une vie,
n’importe quelle vie, à l’abîme final (notons le cas de Georges, notre
protagoniste).
Dans Le quatrième mur,
Sorj Chalandon, le journaliste d’essence se transforme en écrivain de grande
qualité. Cet ancien reporter de la guerre libanaise, est l’auteur de cinq
romans chez Grasset dont Une Promesse, qui a reçu le prix Médicis en 2006, et
récemment Le quatrième mur (Grasset, 2013).
A travers ce roman, se
trouve affectée une question fondamentale qui est celle des valeurs : liberté,
égalité et fraternité. En résumé nous sommes devant les emblèmes dorés de la
Révolution Française.
En effet, d’après le
génie civil quatre murs fondent une habitation et mettent l’homme à l’abri du
vide. Cependant, dans cette œuvre, le mur, le quatrième qui, en technique
théâtrale, est supposé courir en support
aux acteurs, sera une enceinte derrière laquelle les hommes s’engluent dans le
néant. Ce mur dépassera, d’emblée, ses dimensions de foyer. Il se veut une
barrière qui côtoie avec aversion, inimitié et animosité. Aussitôt et à cause
de l’ambiance générale transie par une froideur affective, les hommes ne
chutent plus sous l’effet de la gravité, c’est sous le poids d’une haine
viscérale que tombent l’un après l’autre les victimes de l’inertie spirituelle,
et qui ne peuvent être nommées
autrement. Telle une guerre barbare, prétendue être la guerre des autres en
terre libanaise, et durant la période où l’atrocité atteint son paroxysme,
Samuel, le grec juif et Georges le communiste français, cherchent à faire
cracher le grand NON de l’Antigone face à cette partition cruelle, et de donner
une digne sépulture à une société schizophrène qu’est la société libanaise. Une
double trêve sera, par conséquent, implorée grâce à ce drame dans sa version libanaise.
Au prime abord, ce drame est invoqué telle une accalmie dans ce tourment
religieux; une palestinienne, un druze, des musulmans et des chrétiens seront
les pionniers de cet espoir d’une paix provisoire. Dans une seconde
perspective, c’est une suspension du décret de mort prononcé contre tout
pacifiste désirant l’avènement du terme de ce NON-sens monstrueux.
Ainsi le quatrième mur
s’écroulera également sur l’Antigone, le Hémon, et le metteur en scène, de même
que les répercussions de cet effondrement s’abattront prodigieusement sur la
société internationale et sur la conscience humaine. Le résultat de cette
situation dépravée imposée par la foule de militants éventrée de toute morale,
est un pays tout entier qui empeste le sang, et dont l’ensemble des déshérités
sera condamné à se perdre dans l’abandon dernier.
CHALANDON, par le biais de Georges, son double, brandit haut la bannière
de son objection contre toute offense qui s’attaque aux soubassements de
continuité et de dignité autour desquels virevolte la raison humaine prônant
vivre en symbiose. Pour Georges, retourner aux rites normaux d’une vie saine
après avoir témoigné de toute sorte de pratiques inhumaines, sera une
interdiction inconsciente, une défense immanente de son for intérieur. Dans sa
société mère, l’intellect menait sa guerre à lui. Il n’arrive plus à s’attacher
à avec sa propre famille ni à s’intégrer avec son entourage social. Ainsi vers
la fin, pour se procurer un terrain fertile pour la présentation d’Antigone, il
a jugé les phalangistes à l’instar de Créon, il a tué tel Etéocle, et il s’est fait tuer à la façon d’Antigone
juste pour aller au bout tout en défendant sa cause extrême qui était préservée
dans un petit sac contenant une portion de terre importée de la Palestine.
C’est brusquement qu’il va comprendre que ce sont les faits qui font l’histoire
et que les théories et les slogans restent des paroles vouées à l’oubli.
En tant que tel,
Georges, l’étudiant permanent, le français, sera la pièce de tragédie qui a
bravé la loi d’isolement et qui a osé déclarer l’agonie des valeurs qui feront
l’universalité de l’Homme, surtout lors de la scène de la glace quand il va
emmener sa fille en promenade. Selon lui, le problème n’est plus un slogan à
ruminer, ni plus un hymne à répéter, le malaise réside dans l’amour propre d’un
peuple qui s’écrase quotidiennement.
En fin de compte Georges s’est embarqué dans la cause palestinienne et a
renié son monde de jeune père et mari pour un Rien. Or, sa mort sonne comme une
alerte lancée de l’Homme contemporain qui git dans le tréfonds de chacun de
nous. Cet Homme qui fléchit sous l’amas de ce qui est assumé être progrès.
C’est l’Antigone à l’intérieur de chacun de nous qui est invitée à dire son NON
contre les folies infinies et bannir la destruction morale de l’Homme du XXIe s
qui en découle. La société libanaise lésée par des guerres et des batailles
filées et qui n’arrive jusqu’à présent à se soulever du gouffre où on l’a
enfouie, en est le meilleur exemple.
Samar NAJJAR
Faculté des Lettres et des Sciences humaines
Université Libanaise - Section 3
Le cas Eduard Einstein
Laurent Seksik
Ed. Flammarion, 2013, 304 p.
Eduard Einstein: le cas d’une famille ratée
Laurent SEKSIK, dans Le cas
Eduard Einstein, relate la partie perdue et perdante de la vie du génie du
siècle, le père de la relativité, Albert Einstein. Dans son livre, SEKSIK
s’enthousiasme à conter l’histoire de la trinité Einstein, une trinité cernée
par la misère, et ayant comme point faible, le dérèglement de l’esprit de son
membre cadet. Par conséquent, l’auteur
s’est appliqué à verser sur le blanc des pages le cas de cette famille
scientifique qui s’est déboussolée à cause d’une jalousie sans mesure de la
mère et d’une ambition sans limite du père. De cela résulte cette histoire, qui
était destinée à être un conte de fée (selon l’imagination d’Eduard) où le
bonheur règnera jusqu'à la fin. Au lieu de cette version édulcorée, elle se
termine par un exil dévastateur, où l’un déloge le plus loin possible de
l’autre, un exil qui durera jusqu’aux jours où tous se rencontrent sous le dôme de l’éternité.
Une fois le roman lu, le lecteur ne tardera pas à se rendre compte que ce n’est
plus désormais Le cas Eduard Einstein, mais également celui de Mileva
Maric Einstein et son malheur, d’Albert Einstein et ses gènes brisés, et
d’Eduard Einstein et sa détérioration mentale continue.
Notre auteur est un médecin et un
critique littéraire en même temps. Ainsi Laurent SEKSIK, se met à l’unisson des
extrêmes cherchant peut être à s’évader de l’exactitude de la science grâce à
ses écritures littéraires abordées telle une distraction qui implore le plus
profond chez son lecteur jusqu’à le faire flotter en irruption lacrymale. Sept
romans résument la carrière de l’écrivain et qui sont selon l’ordre de
parution: Les Mauvaises pensées, La Folle histoire, La
Consultation, Albert Einstein, Les derniers jours de Stefan Zweig,
La Légende des fils, et dernièrement Le cas Eduard Einstein
(Flammarion, 2013). Une production accueillie par l’admiration des lecteurs et
des critiques littéraires.
Ainsi les épisodes de la vie
d’Eduard tachetés d’une forme de folie qui entraine son enfermement pour la
vie, ne sera pas le premier essai sur Einstein. Or cette œuvre, illustre
l’enfant ébranlé par le divorce de ses parents, muni d’une personnalité qui se
dégrade au fil du temps et la disparition des bien-aimés. Eduard, aux antipodes
de son frère aîné Hans-Albert, regrette les beaux moments où ils étaient une
belle famille, une famille complète: un père, une mère, des enfants marchant
côte à côte, illuminant par leur joie les rues de la capitale suisse. Cependant
nul ne saurait prévoir le malheur qui allait s’abattre sur les gens et qui de
fond en comble, bouleversera leur vie, leurs caractères. L’adolescent doué, le
fils à papa réservé pour un futur brillant, ne cessera de jouer les scènes du
passé, et se brouillera à jamais avec son présent sombre et aliéné. Survivre à
l’absence des êtres chers lui sera couteux surtout la perte de sa mère, qui
était son seul soutien. Pour cette raison il s’invente un petit univers, dont
la seule faculté d’accès, sera sa schizophrénie.
En adoptant le manque d’amour et de
tendresse, l’abandon, la fuite, la schizophrénie, l’isolement, l’enfance
éternelle, la folie…. comme des thèmes capitaux pour son roman, SEKSIK écrit le
monde du petit Eduard chavirant sous
l’effet d’une imagination fertile, vers la seconde rive du monde, celle d’un
monde tissé de rêve.
Deux vies sont menées par Einstein
le cadet, la première à l’asile de Burgholzli où il est délaissé par le
bonheur, alors que la seconde sera dictée par le passé à l’abri de la trahison
du père, la souffrance de la mère et l’abandon du frère. Toutefois, le fils
blâme son père uniquement, pour ses séries de déchéances mentales qui l’ont
retenu dans sa folie, puisqu’il s’est soudain éclipsé du portrait familial tout
en laissant là-bas, sur le vieux continent un monde qui tourne sans son fils.
Enfin, le roman ne parle plus d’Einstein le grand, le physicien, le juif qui a
pris la fuite pour ne pas être décapité, c’est plutôt de l’homme inquiet, de
l’homme détruit par les syndromes d’une paternité décevante, le père persécuté
par le sentiment de culpabilité. Sentiment qui l’a accompagné dès son dernier
entretien avec son cadet, et qui a plongé son regard, même sa vie entière dans
un type de tristesse qui s’attaque généralement à ce petit organe logé entre
les cotes, et qui a, dans le cas Einstein, ménagé la délivrance du génie au
spleen dévorant, de sa prospérité, de sa santé. Cette même anxiété-muette a été
la raison derrière la détention du fils, ce médecin inachevé, ce grand bébé
cristallisé par le portrait de la demi-famille, et qui lui a fait retrouver
d’un seul coup tout son âge déserté.
Samar NAJJAR
Faculté des Lettres et des
Sciences humaines
Université Libanaise - Section 3
Petites scènes capitales
Sylvie
Germain
Ed. Albin Michel, 2013, 247 p.
Cosette
au XXIème siècle !
Jusqu'à
l'âge de cinq ans, la petite Lili vit seule avec son papa, sa mère n'était qu'un
visage sur une vieille photo. Un jour son père rencontre Viviane qui est déjà
mère de quatre enfants et décide de l'épouser. De ce mariage est née une nouvelle famille dans laquelle Lili ne
trouve pas sa place. Elle n'est plus enfant unique puisqu’elle doit partager sa
vie avec d’autres. Au fil du temps, cette famille recomposée se décompose.
Lili, l'enfant surnuméraire, va grandir
en posant des questions sans réponses. Sa naissance serait- elle une erreur ?
Sylvie
GERMAIN est un écrivain français qui a suivi des études de philosophie. Son
mémoire de maîtrise porte sur la notion d'ascèse dans la mystique chrétienne et
sa thèse de doctorat concerne le visage humain. Elle a exercé plusieurs
activités professionnelles documentaliste, fonctionnaire, professeur… Depuis
1994, elle fait partie des Présidents d'honneur du Prix Marguerite Duras.
Dans
ce roman le style de l’auteur est surtout très visuel, C’est une mémoire guidée
par le regard qui fixe des détails qui se rapportent à la beauté. Et c’est
cette mémoire qui entraîne des erreurs, motive des choix, modifie des
trajectoires. Petites scènes capitales
est un roman touchant au fond parce qu’il révèle certaines réalités cachées de
notre vie quotidienne ! On éprouve de la pitié envers cette fille. Comment
survivre malgré la disparition d'une mère ? Comment survivre après la
dislocation de la famille dans laquelle on vit ? Comment survivre en dépit
de l’indifférence d'un père qui semble ne prêter aucune attention à son
enfant ? Comment survivre quand on ne sait pas qui on est et qu'on
n'existe dans le regard de personne?
Sylvie
GERMAIN offre un roman d'apprentissage aux questions ouvertes sur la vie, la mort, l'absence et la religion. Une réflexion sur l'amour sous
toutes ses formes et en dépit des drames. De ces données fondamentales va se
construire un individu dès le plus jeune âge.
La
plume souple et attrayante de Sylvie
GERMAIN nous ouvre les yeux sur de nouveaux horizons dans la vie. Le roman est
agréable à lire. Sa structure cohérente et singulière nous incite à réfléchir
sur le destin de certaines personnes qui existent véritablement dans la société
! En lisant ce roman nous avons pris conscience à quel point toute vie est
précieuse !
Rayanne
Ghamrawi Mecssassi
Département
de Français
Université
Libanaise - Section 3
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire